(version éditions tome 1, oct. 2017)

—> 3. « singes savants », parcours initiatique d’histoire naturelle :

—> à ajouter pour la version finale, dans les descriptions des vivants, bien distinguer : la part des hommes (comment ils perçoivent cette altérité) et la part des autres vivants (leur comportement existentiel, un en dehors des hommes) – le mode de vie des Mélampyres, par exemple…

Dans la brume de printemps
le vol blanc
d’un insecte au nom inconnu 19

parcours initiatique d’histoire naturelle

Régulièrement, le savant invitait ses élèves à le suivre dans la campagne environnante afin d’approfondir par la pratique ce qu’il leur disait dans ses cours, en parcourant son petit chemin magique, ce lieu improbable de l’univers non cité, acclimaté il y a bien longtemps ; vous remarquerez qu’il regorge d’une flore et d’une faune acceptables pour tous les êtres vivants qui l’occupent, y compris pour homo sapiens. Le site, admirable à plus d’un titre, se montre pourtant d’une extrême banalité partout où on le traverse, même pour celui qui habite sur place…
Il tenait à prodiguer à tous quelques conseils avant que vous poursuiviez ce qui va suivre et pour cause la méthode du récit qu’il imposa à son rédacteur (ce discours fut énoncé en marchant, pour un meilleur rythme ! il nous invite d’ailleurs à exercer régulièrement cette pratique, c’est très bon pour la santé) :

aux étudiants
— Comprenez-le bien, ce parcours se veut initiatique, il est offert à toutes les personnes qui viennent à lui ; il ouvre à la richesse de la vie, à cette diversité incommensurable, même si par moments il eut fallu mieux prendre un microscope, une de ces loupes qui grossissent énormément pour voir l’infiniment petit qui pullule encore plus que les êtres de taille supérieure ; mais observons déjà à notre échelle, c’est bien suffisant, dans un premier temps ; à ceux qui désirent étudier les archées, les bactéries, un grand bien cela leur apporte, ils en auront du travail sur la planche, à ne plus savoir où tourner de la tête, bien heureux, celui qui s’en réjouira !
Et puis très naïvement, nous pourrions poser cette question :
— Ça veut dire quoi les noms des plantes, des animaux, que l’on donne ?
— Ça veut dire « je t’ai vu, je t’ai découvert, je t’ai reconnu ! Alors je t’ai ajouté à mes connaissances, je t’ai appelé, je t’ai dissocié des autres, j’ai accepté ta différence, je te considère des nôtres, entité vivante innombrable de tous ordres à côté de nous ; je t’ai singularisé en t’apposant un patronyme, il nous montre ta propre identité, la particularité de ton peuple, ton existence distincte, ta légitimité spécifique, afin de prouver ta présence ici autour de nous, pour que nul ne puisse te la refuser… » C’est cela ce que veut dire un nom donné, je t’ai reconnu et je t’estime en tant que tel, parmi nous !
— Mais le plus important c’est « le salut ! », oui… si nous étions moins obnubilés par notre ego, nous pourrions dire aux êtres qui nous entourent : « toi ! je te nomme parce que je me rappelle de toi, je considère ta réalité et je t’admets en tant que vivant, même si parfois ta chenille, cher papillon futur, “grappille sévèrement” les feuilles des arbres de nos vergers… » Bien sûr, certaines espèces nous apparaissent bénéfiques, et certaines maléfiques pour nos récoltes, toutefois chacune joue un rôle dans cette diversité si complexe de la nature où un petit message insidieux nous interpellerait bien pour nous faire goûter à cette notion « du partage » ; nous-mêmes nous devenons nuisibles pour certains êtres, avec nos pesticides nous détruisons beaucoup (souvent à tort et à travers, avec beaucoup d’effets collatéraux indésirables comme ceux qui amenèrent l’éradication des abeilles), c’est un affrontement de vie à vie !
— Évidemment, vous pourriez dire que les animaux, les plantes, toutes ces entités autres que nous, elles se moquent bien qu’on les affuble de noms ! Oui, peut-être ? Mais ce n’est pas pour eux qu’on les désigne pareillement, c’est pour nous, pour qu’on s’en souvienne ; ce n’est pas pour eux, c’est pour nous ! Car régulièrement par négligence sûrement, nous oublions qu’ils existent eux ! Bien sûr qu’ils s’en foutent, qu’on les baptise ainsi, sauf peut-être le chien ou le chat qui cohabite à vos côtés, il reconnaîtra le son de votre voix quand vous le hélez ; alors pour ces inconnus que représentent tous les autres, la litanie de ces appellations ne s’adresse pas à eux, mais à nous !
— Maintenant, nous allons nous amuser ; oui, nous allons nous prêter à un jeu, une sorte de pari impossible où je vous propose d’aller le plus loin où vous pourrez, ne serait-ce que pour comprendre où s’arrêtent les limites de ce que je vais vous demander ? Vous allez analyser et dénombrer, tout ce que vous trouverez dans cette forêt, rapportez-moi le nom de chaque être (même ceux qui n’en ont pas encore !). Vous aurez à disposition tous les outils nécessaires, basez-vous sur la classification phylogénétique du vivant 20, elle décrit historiquement l’évolution des Bactéries, des Archées et des Eucaryotes dont nous faisons partie, elle nous montre l’étendue de nos découvertes et… de nos ignorances. Vous avez tout le temps que vous voudrez, toute votre existence si vous le désirez (dit-il avec un grand sourire), nous nous arrêterons quand nous estimerons avoir amassé suffisamment d’informations, les limites ne résident qu’en vous-même.
Ils bénéficièrent, joie de la modernité, de l’assistance d’un robote ordonnateur expérimentale 21, celui-ci étant doué de mobilité, pouvait marcher à leurs côtés, de plus il était relié par les ondes aux divers mémoires centralisées de ce monde, vous savez, celles des connaissances accumulées des hommes ; il leur permit de répertorier et comparer ce qui fut déjà acquis, sa présence les aida beaucoup, il n’a pas vacillé, parfois dérapé sur un caillou glissant, mais ils ont pu le rattraper ; alors pour minimiser ce tracas-là, on l’a chaussé de pataugas pour qu’il ne chasse plus !
D’un commun accord, ils se distribuèrent les tâches pour organiser le recensement de tous les êtres qu’ils visitèrent, l’idée consistait à s’abstenir de les tuer (même par mégarde), c’était de toute façon une bonne chose d’éviter, cette coutume… Plusieurs groupes de prospection furent établis, les uns choisirent les insectes diptères, d’autres préféraient les coléoptères, quelques-uns étaient intéressés par les champignons sans oublier les pourritures, les microbes, les bactéries, les archées, certains optaient pour les oiseaux, les mammifères, les arbres ou les plantes, etc. ; chacun put s’octroyer ce qui lui convenait ; mais au préalable, ils ne négligèrent pas de suivre le vieux savant dans un préambule de découvertes en flânant avec lui dans les chemins, ils s’initièrent à son goût de l’exploration, cette manie de chercher à percevoir les mystères de la vie et d’observer en permanence, ce qui ne manqua pas susciter en eux une curiosité sur sa pratique ; ils s’étonnaient toujours de le voir s’émerveiller sur une chose insignifiante d’apparence, mais qui pour lui donnait à espérer de nouvelles évolutions et de s’interroger sur la nature, de déterminer ce qui sera détruit dans ses possibles renouvellements ?
— Comprenez bien ! (s’adressant à moi comme si j’étais un journaliste), si l’on considère la classification phylogénétique actuelle, nous sommes des Eucaryotes, Opisthocontes, Métazoaires, Bilatériens, Vertébrés, Tétrapodes, Mammifères, Primates, Hominidés, du genre Homo sapiens 22 (pour faire simple) et ces jeunes débutants vont étudier et essayer de discerner le fonctionnement de leur propre monde, ce qui les structures ; saisissez bien la subtilité de cet exercice, une façon de se dire : « qui suis-je ? » Tu es venu là pour ça, tu es conçu pour ça, à décrire décortiquer et assimiler ce que le vivant qui t’anime a suscité de toi !

aux lecteurs

— Vous l’admettrez probablement si vous allez jusqu’à la fin de la lecture de ce chapitre, vous y trouverez une certaine âpreté ; alors, autant vous prévenir tout de suite, diverses voix s’y mêlent et nous vous conseillons d’ailleurs, de l’aborder à plusieurs, tour à tour, tant les énumérations continues vont s’égrener dans une litanie austère ; nous avons voulu en dégager une petite musique, celle qui transparaît dans les dénominations des hommes qui découvrirent ces êtres, et qui à travers leurs sensations leur ont donné des noms relativement charmants dans l’ensemble, cette mélodie des appellations diverses, savantes et vernaculaires ou familières changeantes d’une région à l’autre ; à ce propos à citer quelques classifications : taxons d’arbres ou de papillons par exemple dans plusieurs langues, c’est intéressant, l’imagination nous incite à dépeindre un même individu de différentes manières et selon les pays cela amène des variations d’impressions particulières… C’est pour cette raison que la voix monotone et solitaire de votre lecture le soir n’apparaîtra pas suffisante ; oui, vous y gagnerez certainement un peu plus d’aisance en vous partageant à plusieurs l’égrenage de ce récit, tant pourrait s’avérer éprouvant l’exercice de son parcours ; et puisque nous l’avons conçue ainsi volontairement pour montrer à tous où en est arrivée la vie, et dire où vous vous situez ; étiez-vous averti de l’existence de ces milliers de papillons, vers, chenilles, ou bidules volants, ceux faisant bzzz, ces organismes de toute sorte colonisant les prés, les forêts ; certaines espèces meurent et d’autres naissent, ou périssent à cause de calamités, comme vos pesticides nouveaux, substances aveugles faites pour anéantir bêtement, enfin, toute une myriade d’êtres qui fourmillent au creux de la moindre motte de terre ou sur les sols, de multiples végétaux ignorés que nous essayerons ici modestement de décrire !
(Toujours en marchant il poursuit ses préventions ; il passe à côté de deux chênes magnifiques.)
— Salut ! je vous avais oublié ; salut les arbres !
— Et les autres plantes, il ne les salue pas ? C’est du favoritisme ça ! On salue les plus gros, les plus beaux ! c’est pas très poli pour les voisins…
— Oui, mais ces deux-là, c’est ses potes, c’est pour ça !
— C’est pas une raison !
— Chut ! Le racontement recommence, taisez-vous !
« narration énumération variation ! »
­ — Écoutez bien, c’est important ! « énumération… », non, je reprends, « narration, énumération, variation » ; écoutez bien c’est important : la prosodie doit se dérouler de cette manière, répartissez-vous les tâches ; et probablement, devriez-vous le réciter à plusieurs, comme un ensemble vocal, en donnant à l’un ou à l’autre l’énumération tour à tour de tout cela ? Oui, formez un chœur, partagez les chants, que chacun puisse y trouver son compte, ou alors engagez des comédiens pour énoncer tout cela, ce texte demeure bien trop lourd pour une lecture seule ; la diversité des voix éviterait certainement que l’on s’ennuie dans cette présentation toujours homogène et monobloc, non ! que le discours reste divertissant, que la mélodie du récit ajoute un petit air ludique… Ne pas confondre avec « lubrique », j’entends déjà les mauvaises langues ; non ! ludique ! Que ce soit un jeu, un agrément d’écouter tous ces noms attribués par nos semblables à des vivants quand ils les découvrirent et que les descendants de ces vivants les dénomment à nouveau, ces multiples vies, c’est amusant non ? Surtout lorsque les taxonomistes ont usé d’un évident raffinement, comme pour celui de cet Odonate, le « Coenagrion scitulum » que l’on appelle plus simplement « Agrion mignon », ce dénominatif apparaît bien élégant, n’est-il pas ? Cette petite sorte de libellule qui virevolte à côté de vous près des étangs beaux, mmm ? N’est-ce pas charmant ? C’est mieux qu’un coup de fusil dans le derrière d’une biche non ?
Voilà, c’est cela ce récit, ce pour quoi il est écrit ici ; donc si cet aspect vous rebute, évacuez-le vite ! Allez voir un peu plus loin… allez directement au chapitre suivant, aux intermèdes, pour vous reposer l’esprit ; bon courage ! c’est en fonction de votre envie, ou bonne réjouissance, c’est selon votre tempérament…

*

Avant tout, considérez ici que le temps commun s’est arrêté pendant un moment pour que l’on puisse témoigner de ces présences paisiblement, les recherches des étudiants et la ballade initiatique du savant vont se dérouler en parallèle :

<- page paire de gauche

vous trouverez les résultats de leurs explorations et l’énumération de leurs découvertes au fil des jours, des semaines, des mois, et…

page impaire de droite ->

le récit de la déambulation tranquille proposée par le professeur, que tous ont suivi au début ; vous aurez des relations entre ces deux temporalités…

*

C’est très technique, c’est assez scientifique,
vous serez épuisé à la fin.
Tout cela commença dans un grand enthousiasme où chacun s’adonna à sa tâche avec beaucoup de joie et comme pour stimuler ses jeunes élèves il les emmena dans un parcours initiatique préalable, juste pour leur donner ce goût de la découverte et du savoir accumulé au fil des siècles qu’il ne manquait pas de rappeler à chaque description. Oui, il insistait lourdement sur le fait que l’expérience, la connaissance, implique maintes fois d’aller chercher là où par le passé on avait trouvé quelques idées. Oh ! certaines, furent abandonnées, d’autres, retrouvées, parachevées, affinées ; mais toujours au bout du compte amassées dans une somme qui apporte à l’esprit, cette souplesse nécessaire à toute exploration ; une ouverture maximale de l’entendement se devait d’être rodée surtout quand on est jeune, comme à tout commencement.
— Je vous présente Madame la forêt, sa richesse devrait vous étonner suffisamment, et en tout seigneur tout honneur, voici les plus grandes plantae… Allez ! Allez ! Citez les noms, n’ayez pas peur…
(Oui, nous savons, on est un peu gêné au début…)
— Les avez-vous saluées ?
— Ah non ?
— Mais vous devriez saluer les êtres que vous visitez ! Dites-leur « bonjour ! » dans leur langage si possible ; effectuez un geste, envoyez un signe, une humeur, une substance chimique de reconnaissance, une odeur, un léger coup de vent, qui fait vaciller, un mouvement d’aile, comme un merci, venant de vous être prêté ici, devant vous, là, à notre vue ; qu’on les nomme et les distingue, oui, saluez les êtres que vous visitez !

*

Cette ballade préparatoire représentait toujours une démarche heureuse, car la fantaisie du vieil homme suscitait beaucoup d’enthousiasme. Sans devenir une vénération obstinée des choses de dame Nature, il montrait à son égard un attachement sans égal. Les promenades avaient les allures d’un dialogue impromptu et jovial avec tout ce qui vit ; chaque discours ajoutait une parole bienfaisante ; et il n’était pas rare de le voir bavarder avec les arbres ; ou à l’entrée d’une fourmilière, dégager un orifice obstrué ou encore chanter avec les oiseaux et rire à l’annonce d’une blague que lui aurait apportée un moineau ; ou méditer à la fin du jour et toujours s’extasier à l’ouverture des pétales d’une Onagre, puis se figer d’admiration quand le Grand Sphinx du soir vient virevolter de corolle en corolle à peine dans le noir. Ensuite, sur son chemin préféré, son « petit chemin magique au fond des bois », louer la hampe magnifique des fleurs de la saison…
— « Asphodelus albus », je présume ? Bien le bonjour ! je vous trouve en forme aujourd’hui, je vous salue bien bas… On l’appelle aussi « Asphodèle blanc » et nos chères abeilles butinent assidûment les inflorescences de cette belle plante vivace ; et voyez sa tige, elle reste suffisamment raide pour confectionner des petits ouvrages de vannerie, notez-le… (il fait signe en imitant le geste). Certains peuples l’utilisaient, dans les temps très antiques où la blancheur était associée aux cérémonies du deuil et de la mort, imaginez des processions entières recouvertes de ces fleurs. En cas de disette, sa racine profonde riche en amidon peut, une fois séchée et pilée, produire une farine pour préparer du pain ou encore, mélangée à de l’eau et chauffée, vous obtiendrez une excellente poisse pour la reliure des livres ou la cordonnerie par exemple, notez, notez…

*

C’est comme ça que commençait souvent le petit parcours initiatique du savant fou, avec ses élèves ; dès le départ, il congratulait toujours les premières plantes abordées et bavardait un peu avec elles, dans un simulacre fait pour attiser la curiosité… Puis sans prévenir, à la vue d’un insecte virevoltant, entonne une poésie de son cru :

« Alors, c’était donc ça le vol d’un odonate,
élégante demoiselle, zygoptera du bord de l’eau,
ou libellule ailleurs ! le fameux anisoptère du lac,
cette soi-disant ingéniosité de vos élans suprêmes
qu’un vent mal barré eût transformés tout le jour,
vous allant de ru en rivière et même
s’énamoure près de la mare sur les continûment clairs,
formant de charmants couples qui s’éprennent
au fil du ruisseau, autour des cressons beaux,
au long des pièces humides, vos larves, des pontes,
aux côtés de vos fiefs, les grands roseaux de l’étang. »

— Et comme j’ai déjà participé maintes fois à l’étude de ce lieu, nous avons pu observer ces adorables Odonates et je vous en donne ici une liste qui apportera un bon point de départ à vos propres recherches
(il sort son vieux calepin d’exploration et lit à voix haute, d’abord d’un ton neutre et très scientifique, mais très rapidement enivré par la mélodie de ces noms ainsi égrenés, son lyrisme naturel reprend vite le dessus, et c’est presque en chantant que s’acheva cette litanie, devenue tout d’un coup poétique.)
Puis, sans crier gare, une étudiante assidue le coupe sans gêne aucune à la fin de son énumération et ajoute au catalogue quelques nouveaux venus qu’elle découvrit tantôt…
— Bravo ! Jeune Dame, il tient en effet à vous, de compléter l’inventaire !
En plus des habituels moucherons de toutes sortes, cette radieuse description effectuée dans le petit chemin au fond des bois :
— Et là, là, là, c’est, ah non ça, c’est un Millepertuis commun ou officinal (Hypericum perforatum), d’une tige rougeâtre, les feuilles ovales opposées donnent l’apparence d’être criblées de petits trous, d’où l’origine du nom : « Millepertuis » veut dire « mille trous » ; c’est aussi une variété médicinale relativement importante aux surnoms très nombreux, dont le plus célèbre dans nos régions est peut-être celui d’herbe de la Saint-Jean, c’est en effet un excellent antidépresseur connu par les hommes depuis des milliers d’années, les anciens la considéraient d’ailleurs comme une plante magique, les herboristes utilisent l’huile de Millepertuis pour divers maux cutanés comme les petites blessures, ecchymoses, gerçures, brûlures, etc.
— Ah ! Ici, le Mélampyre des prés (Melampyrum pratense) très certainement ; il se procure ses substances nutritives à partir des plantes voisines, bien qu’il demeure capable de survivre par lui-même grâce à sa propre photosynthèse, il s’avère légèrement toxique également ; Melampyrum tire son nom du grec « melas » qui veut dire noir, et de « puros », qui signifie blé, leurs graines en ayant la même apparence ; de plus, l’aspect de la plante change d’une saison à l’autre, c’est très curieux.
— Quoi ! Vous ne connaissiez pas les Mélampyres ?
— Je n’avais jamais vu de Mélampyres !
— Mais du Mélampyre, il y en a partout, là ! regardez ici cette petite fleur jaune, qui saute aux yeux et d’allure bien sophistiquée, de fines grappes par touffes étalées, et un peu plus loin vous trouverez une variante comme Melampyrum nemorosum dont l’inflorescence de crête devient violette…

— Vous ne connaissiez pas les Mélampyres ? Mais c’est inadmissible… allons voir ailleurs… Ah ! Magnifique, regardez ce papillon se poser sur une des fleurs de notre plante, on l’appelle la Mélitée du Mélampyre ou Damier Athalie (Melitaea athalia) ; observez les ornements marron de ses ailes, formant des bandes de damiers sur un fond de couleur orange et en dessous, blanc et jaune, avec des nervures sombres mêlées de ligne tout aussi noire ; ce lépidoptère est un piètre voilier, il ne se déplace que sur de faibles distances. La survie de son espèce est menacée par la disparition des grands herbivores (comme le cerf) et la raréfaction des prés bocagers…
On lui montre un autre abord et l’on s’interroge sur cette variété qui semble différente, mais lui, tout excité, clame avec emphase :
— Mais c’est le même, c’est le même, c’est le même Mélampyre, en pire ! En pire ! (il s’en amuse)
Et plus loin, le vieil homme s’extasie devant une grande plante qui arbore une montée en graine de l’été d’un bel effet,
— et il y a aaah ! Quelle admirable Scrofulaire…
Il s’interroge, se pose des questions et puis s’aperçoit qu’il n’a su l’identifier tout de suite, qu’il en avait perdu momentanément le nom, il n’est plus tout jeune ;
— oh ! excusez-moi (il retrouve la mémoire), je ne vous avais pas reconnue, chère Digitale pourpre, chère Grande Digitale ! (Digitalis purpurea), une montée en graine magnifique cette année ! Très noble plante, son appellation vient du latin « digitus » ce qui veut dire « doigt » (on peut l’introduire dans la corolle).
Il s’incline tout confus devant elle, une belle hampe desséchée de deux mètres de haut, dans cette fin d’été qui le met en extase ; ne restent que les dernières inflorescences encore ouvertes de l’année, inspectées par une abeille de l’endroit…
— Voyez sa tige avec de magnifiques fleurs pourpre claire, tachées de la même couleur en plus foncée à l’intérieur de la corolle et réparties en grappes pendantes tout le long. C’est une plante médicinale extrêmement toxique dont on extrait un alcaloïde puissant, la digitaline utilisée pour ralentir les battements du cœur. Dans les temps anciens, on lui attribuait des vertus magiques, et dans certaines régions les interstices du dallage des maisons en étaient badigeonnés, à partir d’une préparation à base de la plante, on croyait ainsi conjurer les forces souterraines néfastes…

*

Une équipe spécialisée dans l’observation des herbes quelconques, vous savez celles ignorées très souvent, mais qui forme pourtant la base, le fond de la flore, les graminées, les pâturins, les foins, ils reviennent justement de leurs explorations journalières, et rejoignent le groupe du vieux savant…
Il leur lance une interrogation ;
— Plantae, Graminea, Poales ? Qu’avez-vous trouvé ?
Alors chacun s’empresse de sortir ses notes et de réciter tour à tour joyeusement le résultat de leurs recherches… Le professeur est aux anges ! et le robote ordonnateur aussi, il enregistre, il enregistre… très assidûment et ne peut s’empêcher une remarque très citadine ;
— Rien que ces Graminées, vous les avez rencontrées dans cette forêt ?
— Oui, et aux alentours, nous n’avons pas tout exploré, ce n’est que pour aujourd’hui !

— Vous vous rendez compte de cette diversité qui nous entoure, que serions-nous sans elle… toute cette multitude qui permit entre autres l’apparition de notre espèce ?
Mais reprenons, le vieux savant n’a pas encore fini lui…
— Campanule étalée (Campanula patula), du latin « campana », qui signifie « clochette », pour la forme de sa corolle, et « patulus » qui veut dire « ouvert, étalé… » ; vous remarquerez que les pétales sont veinés de noir… regardez bien, c’est beau non ?
— Eupatoire à feuilles de chanvre ou Eupatoire chanvrine (Eupatorium cannabinum), oui ses feuilles ressemblent à celles du chanvre (Cannabis sativa), d’où son nom, de plus c’est une bonne plante médicinale, traditionnellement, la racine est reconnue comme douée de propriétés qui favorisent la sécrétion de la bile, ainsi que laxative, elle est recommandée pour pallier des troubles du foie ou des reins, mais n’en abusez pas, car toxique à forte dose…
— Petite Mauve à feuilles rondes, ou Mauve commune (Malva neglecta), comme la plupart des Mauves, cette plante médicinale, sous forme d’infusion, soulage les irritations bronchiques et celle de la vessie ; à l’Antiquité, dans les régions où elle poussait des écrits attestent une consommation abondante de celle-ci en tant que légume, bon à savoir ! De plus, cette variété-là ne se rencontre pas souvent en forêt.
— Une Salicaire commune (Lythrum salicaria) son nom générique, désignant en grec « luthrôn », tache de sang, et « salicaria » parce que les feuilles ressemblent à celles du saule (Salix). Elle est considérée par beaucoup comme invasive ; en cas de disette, ses mêmes feuilles s’avèrent d’ailleurs comestibles, crues ou cuites, comme la tige et sa pulpe, mangeables aussi, mais seulement après cuisson ; c’est une plante médicinale qui permet de soigner les diarrhées et la dysenterie, utilisée encore pour traiter les blessures oculaires ou la cécité ; vous voyez la petite chenille qui grignote une de ses feuilles, c’est celle du papillon de nuit Hétérocène (Heterocera), souhaitons-lui bon appétit !
— Un Lotier corniculé (Lotus corniculatus), famille du Trèfle (les Fabacées), son nom en grec vient de « lotos » qui désignait plusieurs variétés communes de l’Antiquité, et « corniculatus » en latin, signifie « corne », une allusion aux gousses de la plante qui ressemblent à de petites cornes ; c’est une très bonne herbe fourragère pour les herbivores ainsi que pour les chenilles de papillons, et comme la plupart des espèces de cette famille, très appréciées par les abeilles et bien d’autres insectes…
— Une Épiaire officinale ou Bétoine (Stachys officinalis), comme son nom l’indique elle possède des vertus médicinales, que vous pouvez cultiver au jardin en compagnie du Thym, de la Sarriette, de l’Hysope, de la Lavande, mais aussi avec la grande Consoude, la Bourrache, les Centaurées, etc., etc. ; c’est une plante stimulante, tonique, apéritive, aide à la guérison des blessures, leurs cicatrisations, ou pour favoriser les éternuements.
— Une Sauge des bois ou Germandrée scorodoine (Teucrium scorodonia), de « Teucer », un prince de Troie qui aurait découvert les vertus médicinales de cette plante, et « scorodonia » vient du grec « scorodon », qui désigne l’ail, à cause de leurs feuilles aromatiques qui en ont le goût, les sommités fleuries séchées, comme toutes les Germandrées, ont des qualités antiseptiques, fébrifuges, stomachiques, toniques, vulnéraires, etc. ; toujours très appréciées des abeilles ;
— on dirait une Mauve, mais oui (Malva sylvestrie) la Mauve sylvestre ou Mauve des bois, plus grande que la variété précédente (qui était Malva neglecta) et avec les mêmes vertus médicinales, elle était autrefois appelée en latin « Omnimorbia » qui signifie « toutes les maladies », en raison de ses propriétés adoucissantes pour les voies respiratoires et de son usage pour le traitement de nombreux symptômes dus principalement à sa substance active, son mucilage…
La journée s’achève et le groupe croise une des étudiantes qui s’adonne aux explorations nocturnes, elle va rejoindre son affût caché très discrètement quelque part pour ses observations ; après le rituel du salut, elle lâche,
— Monsieur !
— Oui ?
— J’ai fait une découverte !
— Ah ?
— Oui !
— Et bien ?
— Euh ! Oui… j’ai trouvé beaucoup de Chiroptera, ici !
— Donc ? Alors…
— Alors Chiroptera ?
— J’ai identifié vingt et une espèces
Tout le monde applaudi, c’est beau !
Puis elle leur montre quelques photos des mammifères volants…
Le robote ordonnateur éblouit lui aussi, se branche sur la boîte à clichés de la jeune chercheuse et pompe, pompe assidûment les images pour remplir sa mémoire informatisée… comme c’est une de ses tâches, on le laissa faire évidemment.

*

Le lendemain, peu à peu chacun reprend ses explorations et le vieux professeur fait signe aux plus proches et leur donne quelques descriptions qui ne manquent pas de piquer l’attention de chacun.
— Ah ! Ici, vous vous trouvez devant un roncier, une barrière naturelle infranchissable faite de Ronces communes, Ronce des bois ou des haies (Rubus fruticosus), du latin « ruber » rouge, et « fruticosus », buissonnant ; c’est une plante pionnière, c’est-à-dire qu’elle permet à ses hôtes, végétaux ou animaux, les plus vulnérables de s’abriter sous son couvert, elle aide à préparer une flore plus luxuriante et faciliter l’essor des espèces ligneuses comme le Chêne (Quercus robur par exemple), le Hêtre (Fagus sylvatica), le Châtaignier (Castanea sativa), etc. de la forêt, en protégeant leurs jeunes pousses ; cas typiques, les Rubus sont des arbrisseaux épineux (famille des Rosacées), très répandus partout, le fruit comestible, la mûre ou le mûron reste toujours très apprécié, vous en connaissez probablement la variété cultivée, la Framboise (Rubus idaeus). Les Cervidés en sont très friands aussi et c’est la plante hôte de plusieurs papillons et de leurs chenilles ; écoutez leurs noms charmants comme le Bombyx de la Ronce, le Minime à bande jaune, la Petite Violette, le Nacré de la Ronce, le Nacré de la Sanguisorbe, l’Hespérie du Faux-buis, etc., etc. son fruit s’avère abondant en nutriments, les feuilles séchées demeurent astringentes, riches en tanins et en vitamine C ; c’est entre autres une plante très polymorphe qui n’a de cesse de s’hybrider. Il est vain d’en répertorier toutes les variantes de son espèce, où vous trouverez toujours localement un taxon unique, inconnu ailleurs. C’est la preuve d’une remarquable faculté d’adaptation, d’où sa désignation de « plante pionnière », par son extrême capacité d’évolution, cette faculté devrait être un modèle à méditer…
— Pensez ! Pendant que certains d’entre nous s’entretuent à coups de guerres régulières, d’autres, plus apaisés, donnent des noms aux papillons rien que pour pouvoir les nommer quand ils les croisent et puis aussi les saluer, cela va de soi ! Quel contraste étonnant !
— Là, vous voyez beaucoup de variétés avec les campanules, je dis Mélampyre au bout, au fond…
— Un bel ensemble, et des… c’est quoi, ça ressemble à une sorte de Millepertuis hérissé, hirsute ou pubescent (Hypericum hirsutum), si c’est bien elle, elle ne possède pas les mêmes vertus que le Millepertuis perforé, c’est la feuille du moins, alterne… Non ! par deux en opposition, tige ronde, plusieurs branches, avec un groupe de fleurs en haut, jaune évidemment… à vérifier…
— Très intéressante, la visite d’aujourd’hui ; là de nouveau, cette chère Digitale pourpre ici, bonjour Madame, qu’est-ce qu’il y a d’autre, alors on a… j’oublie le nom, ça, c’est une légumineuse (Fabaceae), famille du Trèfle… encore des Campanules…
— Cirse des champs (Cirsium arvense), vous n’avez pas bonne réputation auprès des hommes, l’appellation « cirse » vient du grec « kirsion », le nom d’un Chardon employé pour lutter contre les varices, toujours en grec « kirsos » ; un genre très proche des Chardons (Carduus) à ne pas confondre ; chaque pied peut produire des dizaines de milliers de graines, à cause de sa propagation envahissante, les paysans ne l’apprécient guère à proximité des cultures ; par contre, la chenille de la Vanesse du chardon dévore goulûment cette plante, ainsi que bien des mouches, des coléoptères comme la Coccinelle phytophage, le Charançon, la Chrysomèle et évidemment la Punaise ; les graines donnent également une réserve de nourriture pour les oiseaux granivores comme le Chardonneret… et puis les Abeilles récoltent un pollen et un nectar copieux… vous voyez ?…
… Si pour les hommes cette haute herbe apparaît nuisible à cause de sa propagation très généreuse, elle représente à contrario une source abondante de nutriments pour les animaux autres que nous ; ne s’avèrent néfastes en la matière qu’une mauvaise connaissance et une vision égoïste de la nature.
— Ici, ce serait bien, oui, une Sauge amère, dit aussi la Germandrée petit-chêne (Teucrium chamaedrys), du grec « chamaedrys », qui veut dire « petit chêne » ; de frêles fleurs tout le long de la tige, de couleurs violettes et blanches ; les parties aériennes de la plante séchée en infusion ont des vertus similaires à la Germandrée scorodoine ; elle demeure évidemment appréciée des abeilles…
— Ah là, nous trouvons une Euphorbe des bois ou Euphorbe à feuilles d’Amandier (Euphorbia amygdaloides) ; le nom « euphorbia » proviendrait « d’euphorbium » une drogue médicinale de l’Antiquité, un médecin grec appelé « Euphorbus » ; « amygdaloides » en latin, veut dire « feuille d’amandier » ; la sève de toutes les euphorbiacées génère un latex blanc en général irritant et toxique dont l’espèce ligneuse du genre Hevea nous fournit un autre latex servant à la fabrication du caoutchouc, par exemple ; ajoutons le Manioc (Manihot), plante alimentaire dont la racine nous donne le Tapioca, ou encore le Ricin (Ricinus) qui est utilisé industriellement pour produire de l’huile ; la variété qui nous concerne s’avère tout aussi vénéneuse, c’est un violent vomitif et purgatif ; prenez cela en notes…
— Ah là, très intéressants, des Salicaires de nouveau ;
— ici ! on voit bien que ce sont des Millepertuis… effectivement…
— une montée en graine ah ! des Épilobes des montagnes (Epilobium montanum), du grec « epi » sur, et « lobion » petite cosse ; un peu maigrichonne cette année, j’aime beaucoup cette plante, je la trouve très belle, elle fait partie de la famille des Onagracées, dont l’Onagre, cette admirable variété aux grandes fleurs jaunes en représente le type ; que dire… sinon qu’elle a des vertus astringentes !
— Reine des près, non… ah si, Reine-des-prés (Filipendula ulmaria), anciennement appelée Ulmaire, c’est la plante mellifère par excellence, adorée des abeilles, de plus elle s’avère riche en acide salicylique comme pour le saule (Salix alba), on peut en synthétiser ce qu’on nomme communément l’aspirine, un médicament connu de tous ; cette plante apparaît très élégante d’où son appellation ; c’est aussi un aromate pour les crèmes et les desserts, les dentifrices et certaines boissons, ses inflorescences une fois séchées peuvent servir à la réalisation d’un excellent condiment très parfumé ; d’usage médicinal, aux multiples vertus anti-inflammatoires, diurétiques, sudorifiques, astringentes, toniques, antispasmodiques, cicatrisantes, digestives, etc., etc. ; évidemment, Les Filipendula, demeurent les hôtes des chenilles de plusieurs papillons, Brenthis hecate, Brenthis ion, Clossiana titania staudingeri, Pyrgus malvae ainsi que Pavonia pavonia, Eupithecia subfuscata, Eupithecia centaureata, Eupsilia transversa, Orthosia gothica, Alcis repandata par exemple, et je dois en oublier probablement… oui, je sais, cela vous saoule, tous ces noms savants, mais la richesse du monde mérite d’être citée pour se rappeler à votre mémoire, de temps à autre… vous avez été prévenu !
— Très foisonnante, la lisière, grande diversité… Qu’est-ce qu’il y a encore, à travers les Ronces, de la même famille, d’ailleurs (Rosaceae) ; une Ronce à cinq feuilles, jusqu’à sept… une autre Ronce avec trois feuilles, voir les fruits s’ils sont les mêmes… fruit avec gros grains, ce serait une Ronce bleue (Rubus caesius), c’est curieux ici, un hybride sûrement, intéressant, vraiment… Ceux qui étudient cette plante devraient approfondir le sujet !

Du haut d’un branchage, une mélodie d’oiseau très affirmé perturbe les réflexions du savant, on dirait qu’ils se connaissent depuis longtemps ? Le ton tonitruant correspondait à peu près à ceci :
« Ti tu ! ti tu ! ti ta di ! ta diii ! »
Le robote ordonnateur capte aussitôt la sonorité et fièrement annonce tout de go à tous : « Mésange charbonnière (Parus major) !… Ah ah ! c’est moi qui l’ai trouvé le premier ! »
Alors, comme celle-ci semble prendre part aux interrogations du moment, à propos du chant des oiseaux communs, le vieux professeur raconte à ses étudiants,
— Le langage des oiseaux c’est comme une modulation de fréquence à la manière de nos radios, vous percevrez une onde (variable) de reconnaissance, une porteuse, qui forme la tonalité principale audible et identifiable par tous, l’expression propre de l’espèce ; et au-dessus en filigrane ou après, s’ajoute la conversation, la discussion proprement dite entre les oiseaux du même groupe qui échangent entre eux ; les autres familles ne le comprennent pas forcément, puisqu’il est probablement acquis par l’oisillon avant la naissance de l’œuf pendant la couvée et que l’assimilation se réalise à travers cette gamme de fréquences discriminantes ; ah ! cela peut représenter un aspect, une forme d’expression très poussée, évidemment différente de la nôtre, mais je vous invite à aller voir par là s’il n’y aurait pas quelque chose de véritablement significatif à approfondir.
Le robote ordonnateur pointa ses microphones unidirectionnels à la captation très précise vers les chants locaux avec ceux qui étudiaient déjà la faune aviaire… Il attend avec grande hâte le résultat de leurs recherches ; que vont-ils trouver ? Voilà la bonne question ! Interrogation ouverte à laquelle la Mésange répondit par cette affirmation évidente :
« Ti tu ! ti tu ! ti ta di ! to ti ta diii ! »
Puis un oiseau voisin tout aussi curieux nous lance cette réplique vertement :
« titititi tri du du truuiiii !… titititi du du truuiiii ! »
Le robote réplique aussitôt : « ah ah ! Pinson dans l’arbre ! »
(Tout le monde éclate de rire !)

*

Virage de limaces,        
attention à gauche    
attention à droite 24

— Ah ! ici, humez un peu, cela sent les sorties de Loches !
— Qu’est-ce que vous appelez « sorties de Loches » ?
— Eh bien ! quand vous passez auprès d’une Loche et que vous la percevez (même sans la voir), elle émet un parfum doux avec une petite ampleur ni amère ni acide, assez reconnaissable, c’est l’odeur de la Loche (ici, la grande Limace rouge ou la grande Loche [Arion rufus]) ; dans certains passages où elles sévissent, vous rencontrerez par moment, quand l’humidité de l’air et le vent s’y prêtent, une accentuation de cette odeur de Loche !… Et l’on sent qu’elles se trouvent là tout près, qu’elles ont laissé sur leur trajet cette glu, ce mucus à la viscosité étonnante, avec cette exhalaison si particulière, humer un peu c’est le cas ici ? Ah ! il faut posséder un nez aguerri, c’est certain !

*

Puis tout d’un coup comme s’il n’en pouvait plus, il se met à clamer à haute voix un texte appris par cœur, on ne sait trop qui en fut l’auteur, peut-être lui ; une envolée lyrique qui faisait sourire l’assemblée :

« Du service de la feuille, ce mot étalé, qu’il convienne bien si peu lisse, elle apparaît parfois, rugueuse à souhait, ajoute à la verdure tous ses états, sa platitude, tout de même, un élégant panneau chromatique élaboré pour l’usage d’une ressource offerte à la vie ; la lumineuse quantité d’un rayonnement de tout un été, bel exemple, oui ! Tout le jour inondé dérobe leurs formes d’un hasard possible, ecchymose des saisons retrouvées. Au midi, quand le soleil demeure assez haut pour la satiété des uns puis des autres, affiche le renouveau, un temps, au bord de l’étang beau. Et la pluie choisit une estivale humidité, avec de l’eau qui vienne d’en haut ! Le jour te dit “vois” toutes ces choses offertes à ton regard, c’est un gâteau de bienvenue ; c’est un cadeau de plus au menu. »

Reprenant ses esprits comme si de rien n’était, tout en marchant il montre d’un signe, un endroit intéressant.
— Observez, là, au bord du chemin, en contrebas auprès du ruisseau, ce tapis vert, ce sont des Polytrics (Polytrichum commune), pouvant atteindre jusqu’à quatre-vingts centimètres de haut, ce Polytric demeure une des plus grandes mousses. Il forme souvent de vastes populations dans les forêts humides. À l’abri de ces mousses, vous y trouverez de petits êtres de la famille des Arachnides, ils ne dépassent guère plus de un millimètre, que le langage commun dénomme « oursons d’eau » à cause de sa démarche paresseuse et pataude, les Tardigrades (ce qui veut dire en latin, « marcheur lent »), capables de subsister dans des milieux très variés et rudes, ils semblent pouvoir survivre une dizaine d’années et l’on en connaît au moins un millier d’espèces ; ils possèdent une protéine, qui les protège de l’extérieur, peuvent résister à trois cents atmosphères, supporter la dessiccation et l’eau bouillante ; proche des arthropodes, apparus il y a environ cinq cents millions d’années. Au XIXe siècle un poète fameux les décrit ainsi :
« Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de l’ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais t’assimiler, avec précaution, l’âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l’agacement que causent mes intéressantes élucubrations. » 25
— Le biotope de ce terrain abrite une multitude de petits êtres, allant des vers de terre, comme le Lombric ou Lombricus (famille des Lumbricidae), aux Collemboles, des Cloportes, des Myriapodes aux Limaces à peine visibles ou plus grosses avec la grande Loche (Arion rufus), les Gloméris, les Oribates infimes, Diploures étranges, Nématodes et Lycoses, de minuscules Scorpions, sans parler des Fourmis (famille des Formicidae) que vous connaissez tous ; puis, si vous naviguez entre le sol et l’eau, vous y dénombrez des milliards de bactéries les plus diverses, des champignons de toute nature, leurs mycéliums, filaments microscopiques enfouis sous les feuilles de l’humus ; j’ajouterais les lichens qui expriment la symbiose d’une algue et d’une mousse, et parfois certains disent qu’il s’y glisse un troisième larron, ces associations sont étonnantes !
— Et dans ce sol que vois-tu ? Tous ces micro-organismes, avec des virus actifs ou inertes, ils participent à l’enrichissement des terres et de la vie en général ; oui, ce biotope reste fondamental ; cette invisibilité apparente demeure bien trompeuse, si elle disparaissait, elle entraînerait l’extinction des êtres les plus grands, comme nous-même, ne l’oubliez pas.
— Oh ! je sais bien, que du nom de tous ces êtres, vous vous en moquez royalement, même le lecteur s’en désintéresse aussi, je l’ennuie, si, si, je le vois bien ! Il en reste encore un peu…
— Ah ! C’est pas fini ?
— Courage, un p’tit effort !
— Imaginez-vous devant un monument aux morts où sont gravés les noms de tous les disparus de ces vastes guerres, les massacres des catastrophes sempiternelles ; chaque année pendant une cérémonie anniversaire, on honore leur mémoire en les citant à haute voix. Je me dis : « tous ces morts, tous ces morts ! voilà qu’on les nomme juste pour la souvenance des hommes… », mais qu’en est-il des autres existences qui furent détruites avec eux, tous les vivants attendent-ils qu’on les cite, eux aussi ?
— Ce n’est peut-être pas leur souci ?
— Oui évidemment que ce n’est pas leur souci, ils s’en foutent complètement, ils n’y pensent même pas, naturellement…
— Où voulez-vous en venir, au juste ?
— Oui je m’égare, je le répète, le problème avec notre soi-disant éthique, cette perception particulière qui nous fait s’en préoccuper justement, nous donne quelque part une responsabilité à cause de cela ; « parce que j’y ai réfléchi, parce que j’en prends conscience, je me dois de la mettre à un certain niveau d’appréciation, d’équilibre, de sensations et de respect envers autrui » ; puisque j’ai pris connaissance des vies autour de moi, ce n’est pas pour ça que je dois les massacrer inconsidérément et je devrais plutôt me situer dans un échange, dans un dialogue, un compromis ; le fait de les baptiser d’un sobriquet devient une forme de bonjour, un premier salut ; « je t’appelle, je te nomme », cette reconnaissance de l’existence de l’autre demeure perfectible et elle se montre révélatrice pour nous, pour que nous nous souvenions que nous ne sommes pas seuls…
— Oui, notre corps forme une sorte de chimère qui abrite des milliards d’êtres, leur quantité s’avère plus importante que le nombre de nos cellules vivantes ; toutes les bactéries, les êtres, les acariens qui au sein de nous structurent cette symbiose accumulent une génétique plus étendue quand on la compare à la nôtre, cette dernière a une taille qui est loin d’apparaître la plus vaste sur terre 30, et si vous réalisez la somme de toute cette génétique que constitue la vie, nous n’en représentons qu’une infime petite partie ; notre éveil réside dans le discernement de toutes ces choses-là ; et le fait de nommer ainsi les êtres apporte une considération vers la perception d’autrui, c’est un bon début ; sans se montrer nuisible, elle est ce qu’elle est, ajoute une connaissance de mieux, ne vous en abusez pas plus, cela ne sert à rien.
— Est-ce la fin ?
— Pas tout à fait !… Dès que l’on n’aborde plus une histoire d’homme, la plupart d’entre vous se morfondent ; en dehors de notre espèce, on dirait que le monde ne les intéresse pas, de la plus petite chose vivante aux plus grandes, sauf peut-être l’éléphant à cause de sa trompe ? Alors que devrais-je gémir à la moindre limace venue, pour qu’un appétit surgisse au fond de certaines cervelles exclusives ?

Une tortue crie
« un homme
doit savoir se taire » 31

Le robote ordonnateur toujours très citadin, un brin naïf aperçoit au loin quelques animaux, ne sachant les nommer, un peu honteux peut-être, interroge le vieil homme :
— C’est quoi les bêtes là-bas ?
(en réalisant un zoom, il procède à de nombreux clichés)
— Comment, vous ne les avez pas reconnus ? Ce sont des biches, et à leurs côtés, vous voyez, c’est un faon, le petit du Cerf élaphe (Cervus elaphus), un mammifère ruminant de la famille des cervidés ; vous ne connaissez pas ces êtres ? C’est étonnant, vous devriez arrêter de jouer avec vos utilisateurs, ces jeux vous font croire à des mondes qui n’existent pas ; consultez donc la base de données des savoirs acquis et mettez-la à jour si nécessaire… oui, oui ! photographiez, mémorisez, mémorisez… Mais rassurez-vous, ici, c’est la réalité, vous apercevez au loin cette biche, qui ne nous a pas encore repérés, car par chance le vent vient vers nous ; elle ne nous sent apparemment pas, voyez-la, elle broute tranquillement ; il suffit que je produise un geste inopportun… et observez bien, elle nous regarde, « qui est-ce ? » se demande-t-elle ; ah, prudente, elle s’en va paisiblement, « on ne sait jamais, ça ressemble à des importuns là-bas ? De ces “deux pattes”, toujours prêts à me “canarder” pour un rien », elle doit probablement ruminer une pareille pensée… Hum, vous suivez ?
Étonné par l’attrait de cette répartie forestière, il s’empressa de l’ajouter dans ses registres à mémoire ; le robote s’esclaffa ensuite d’un rire très ordonnateur, synthétique et très communicatif…
— Ah ! Vous voyez, même les machines rient !
Cette jovialité soudaine inspira le savant à ce sujet là !
— Vous le constatez, je ris aussi, ah ah ah ! Je fais comme le propre de l’homme, je ris, ah ah ah ! je pratique ce qui constitue la marque de mon espèce, le rire, ah ah ah ! Cela ne me rend pas plus intelligent, malmène mon ego cependant ; nous nous sommes donc attribué le « rire » ; comme le « bzzz » est concédé à l’abeille, le chant « cui-cui » à l’oiseau et la « poisse » sur le chemin à l’escargot, ou le « geyser » à la baleine quand elle se cachalot… Voyons ! Est-ce bien sérieux, cette ridicule assertion d’une soi-disant supériorité de notre lignée ? Cela me révèle un souci cependant, nous sommes les seuls à prétendre rire, cette supposée relaxation des zygomatiques demeure une affirmation fallacieuse. Toutefois, j’ai une certitude, mon chat, enfin celui qui habite chez moi, s’en moque complètement, lui ! D’ailleurs, il approuverait en félinant nonchalamment…
Le parcours se termine à travers cette note bucolique ; le vieux professeur avait pris cette habitude de conclure ainsi une pareille ballade avec le lot des apprentissages qu’il octroyait à ses élèves, pour les inciter à l’éveil, susciter une ouverture d’esprit et un enthousiasme dans la vie… La saison débute et ils doivent remplir de lourdes tâches en de méthodiques études qu’ils devront parachever, et mener à terme autant que possible leurs travaux, dans cet univers non cité ; continuer à l’explorer eux-mêmes tout le temps qu’ils l’estimeront nécessaire, puisqu’en effet celui-ci n’a pas d’importance à cet endroit ; apprendre et comprendre domine tout élan !

Voilà, afin de prévenir de l’éventuelle disparition de ces êtres, bien plus innombrables que nous et aussi pour leur mémoire, étant donné que nos manières les exterminent en grande quantité, surtout parce que nous les ignorons ; ici, on vous les a égrenés par-devant ; et pourquoi pas, peut-être, aurions-nous dû les nommer en criant ? N’oubliez jamais cela : leur dignité a autant de valeur que la nôtre, j’oserais même dire plus ! Puisque nous ne pouvons subsister sans eux ! Cette redite est faite exprès…

*

Mais le récit n’est pas terminé et il en est un, le sentez-vous, qui déborde d’un grand désir : que l’on raconte la suite !