(texte (??) original du 26 nov. 2015 au 29 mars 2016)
—> 1. « İl », intermède… : 41. [İ s] un ethnologue s’égare… (les femmes…)
—> version complète du 31 juill. 2017
On avait mis sur la devanture des maisons, des oripeaux en signe de souvenirs, pour se rappeler ce que les visiteurs ont laissé sur les tables, sur les murs, dans les meubles, jusqu’aux étagères, les tracas et les poussières du grand désert, comme des reliques en forme d’hommage et pour le décor.
Ce sont d’étranges gens, un peuple sans mémoire, qui en accaparant celle des autres, en assemble une nouvelle faite de bribes allochtones. Un curieux ménage que fabriquaient là tous ces témoignages presque indûment perpétués, « vous nous avez donné votre passé et nous vous disons merci… », déclaraient-ils aux voyageurs, avant l’au revoir ; ce cérémoniel s’installa peu à peu au fil des ans, comme une habitude, pour devenir au bout du compte un rituel marquant.
Et quand les soirs, restant seuls dans le noir, près des lueurs infimes des lanternes ténues, ils se remémoraient le discours et les histoires de leurs hôtes passagers. Cela leur apparaissait comme un renouveau, rite tout aussi prenant, ils avaient la soif des autres, car discuter d’eux-mêmes ne suscitait aucun intérêt ni aucun théorème respectable, à leurs yeux.
En fait, ils parlaient très peu d’eux-mêmes ; à l’étranger, on ne trouvait rien à lui dire quant à cela, c’était plutôt lui qui était contraint à la parole.
Ce peuple nous donnait « l’idée » qu’il ne possédait aucune histoire, rien ne transparaissait à ce sujet, ou alors cela ne se voyait pas, caché volontairement à notre curiosité, un secret qu’ils ne veulent surtout pas dévoiler, ayant peut-être peur des conséquences d’un tel aveu ? Comprenez bien cette chose si surprenante pour les voyageurs venus de pays, aux multiples civilisations établies de siècle en siècle sur des terres respirables, et guère misérables, que c’était l’inverse d’ici, une austérité exécrable…
Quand on leur parlait d’un occident, d’un orient ou d’un sud, leurs yeux s’éblouissaient, écarquillés comme des phares, buvant les paroles de l’étranger qui parfois en restait tout intimidé du grand intérêt qu’on lui porta. Les enfants se taisaient dès la voix entendue et s’attroupaient au plus près de l’orateur, flatté finalement, de tant d’attention pour un dire, qu’il trouvait si banal pourtant ; chez lui, s’exprimant pareillement à des amis, ce serait l’ennui, mais ici, non !
Et chose d’autant plus curieuse pour le témoin, quand ils discouraient entre eux des voyageurs, ce n’était jamais dans une critique ni une moquerie, encore moins un jugement. Ils s’amusaient à comparer chacun, à noter les nuances, les attitudes, le rire ou le soupir et parfois des pleurs, ajoutaient un oubli, une remarque sur la différence des habits…
Ils établissaient des classements interminables et changeants. Au fil des ans et des siècles, chaque habitation possédait au moins un grimoire ou l’équivalent, rempli de toutes les mémoires collectées, augmenté de détails minutieux qu’on aurait négligés, si l’on avait omis de les annoter auparavant. On a même construit un édifice pour stocker les manuscrits devenus innombrables à force, les encombrant comme un précieux trésor à préserver. Une sorte de bibliothèque qu’on ne désigne pas par un mot ici, redisons-le bien, nommer les choses là où ils vivent leur apparaissait insupportable ; ils ne concédaient d’appellations que pour les en-dehors d’eux et si possible très lointains.
Ils se souvenaient aussi très bien de cet étranger qui leur fournit les premiers rudiments d’une écriture, et puis ceux d’avant ; tout cela apporta les embryons d’une langue, devenue un mélange incongru de tous les dialectes des voyageurs, qui façonnèrent indirectement ce langage et lui donna ainsi une richesse sans égale, malgré l’isolement et leur grande pauvreté matérielle ; sans correspondre à de la misère, cela offrait au regard du nouveau venu un contraste étonnant avec la beauté surprenante de leurs enfants, nous en reparlerons plus tard.
Les arrivants, c’était qu’ils ne s’en venaient pas sans bagages et certains transportaient plus que des trésors, des documents aux mille écrits, et cela dans des idiomes souvent différents et donc très précieux ; ce fut d’abord des tablettes, des parchemins, des rouleaux, puis peu à peu des livres (j’en vis certains finement reliés), que les visiteurs leur laissaient comme autant de souvenances qu’il n’aurait pas à leur fournir ; ces documents devenaient par conséquent un choix stratégique face à l’épuisement de leurs propres dépouillements d’esprit, l’ouvrage donné en échange de leur mémoire cervicale préservée…
Cette soif de l’écoute de l’autre s’avérait si forte et les poussait à tant de curiosité, qu’ils vidaient parfois et même souvent l’étranger de ses connaissances ; cela provoquait un tel épuisement, que le voyageur désireux de repartir aussitôt s’il le pouvait restait une semaine, voire plus, le temps d’être débarrassé de ce qu’il savait, de son génie s’il en possédait un ; puis il devait se reposer nécessairement à cause du dépeçage de sa mémoire avant de s’en aller.
Imaginez-vous donc, quand les crues étaient passées, ils ne trouvaient que de rares besognes, après celles de se nourrir, c’était bien vite fait ; leur dilemme en dehors des visites, des étrangers à questionner, finissait toujours avec la même interrogation « à quoi s’occuper ? » L’ennui semblait impensable et mortel à leurs yeux.
Alors, sûrement pour éviter cela, ils ont créé cette nécessité : ces classements interminables, les jours sans rien, quand les frimas d’hiver adviennent, où la nature te dit « ne sors pas » ; plutôt que de rester désœuvrés, ils répertorient tout ce qu’il est possible de retenir, sur les voyageurs du moment ou ceux d’hier, c’était comme une manie, une obsession, pour combler cet ennui et puis pour ne pas oublier aussi ; à force, cela devenait comme une astreinte, une survie.
Je sais tout cela, car j’ai pu compulser leurs écrits, en grande partie ; on me les a traduits, quand je ne comprenais pas les plus vieux fragments. Ils m’y ont autorisé et cela ne les dérangeait pas. C’est à la fin de toutes ces lectures que c’est insinué en moi une interrogation qui n’a pas cessé de m’interpeller depuis : comment, ce peuple, installé ici depuis si longtemps, nous donnant l’illusion de posséder une mémoire si défaillante pour eux-mêmes, peut-être des souvenirs enfouis volontairement, en se réappropriant sans cesse l’histoire d’étrangers venus d’ailleurs, presque toujours arrivés sur place par hasard, comment en sont-ils parvenus à tous ces questionnements ; c’était au grand désarroi de leurs visiteurs et au mien, parce que j’ai été tout autant dévalisé ? Cela m’apparaît comme un « pansement sur une blessure », il me semble y voir là une bizarrerie obscure qui me laisse également dubitatif ; elle réclame une demande déjà interdite que je n’ai pu leur exprimer, car elle aurait été d’avance proscrite ; cache enfin un profond mystère que je n’ai jamais osé aborder devant eux et qui résonne encore dans ma tête, aujourd’hui, à l’instant de mon écrit.
*
Au travers de mes diverses investigations, je constatais qu’en analysant tous les témoignages dont j’ai pu retrouver la trace, très peu abordaient le sujet de la sexualité ; la plupart des voyageurs se révélant essentiellement des hommes, les relations qu’ils eurent avec les femmes du lieu leur paraissaient si honteuses, là-bas, non à leur avantage, opposé à leur machiste naturel, qu’ils n’exprimaient ce point que très rarement.
Par nécessité d’ouverture, d’honnêteté et pour des raisons scientifiques évidentes, je ne peux occulter ce qui m’est arrivé pareillement, pour la compréhension explicite de ce masque pudique. C’est sur ces relations qu’elles avaient avec les visiteurs que l’on m’expliqua indirectement et que je discernai effectivement ; ce n’était pas à l’avantage des garçons, c’étaient elles qui décidaient en tout des règles à observer. De loin, les hommes du lieu surveillaient vaguement, pour, en cas de problème, demeurer prêts à intervenir, on ressentait là comme une cohésion, ils étaient vraiment soudés entre eux. Les femmes, toutes à leur affaire, savaient véritablement séduire et choisir le bon candidat, certes ; j’eus le privilège d’assister à une scène différente de la mienne avec un visiteur que je croisai, un fugitif égaré comme beaucoup. Il vécut sa présence d’une autre façon, bien moins docilement et plus abruptement, en quelque sorte ; oh ! rien qu’une banale histoire de violence physique où les habitudes machistes des mâles font qu’ils ne s’émeuvent guère à ce que l’on viole une femelle, c’est courant ! Ce fut moins évident ici. Cela relevait plus d’un châtiment sexuel collectif et féminin à l’encontre de celui-ci, qui ne consentit pas à procréer de la manière qui fut décidée auparavant ; il voulait mener cette aubaine avec une autorité quelque peu sadique, elle refusa, il la força à ses désirs, elle hurla suffisamment afin d’ameuter ses consœurs alentour. Le problème allait être réglé entre elles et lui, les hommes étaient à leur affaire et elles étaient en quantité suffisante pour le maîtriser, un gaillard assez costaud ; mais, il ne put les dominer toutes, elles eurent facilement le dessus. Pour le punir de son audace, en quelque sorte, elles le « violèrent » tout le jour à leur manière, les unes derrière les autres ; malgré ses résistances et son mauvais caractère, il représentait un parti fort intéressant étant bien mis de sa personne et pouvait susciter une descendance solide et favorable à leurs yeux. Il fut châtié et humilié ainsi, de manière à ce qu’il ne recommence pas ; enfin, on le força à partir, qu’il file tout doux à travers le désert, penaud, offensé qu’il devînt de son état de mâle, contrarié par des pratiques inaccoutumées à son endroit ! Je compris bien évidemment pourquoi elles le chassèrent, il avait abusé de l’une d’elles ; malgré tout, ces dérives restaient exceptionnelles, les accouplements s’accomplissaient souvent sommairement. Oh ! les histoires d’amour, comme partout ailleurs, existaient bien, mais leur préoccupation rudimentaire consistait à ne pas se reproduire entre eux, de trop, pour éviter des problèmes de consanguinité, sources de dégénérescence, tant ils étaient peu nombreux. Cela a engendré un fort métissage, à force de choisir les voyageurs en priorité, à travers ce mélange, un brassage qui produisit une population aux enfants magnifiques, une diversification devenue la somme de tous les peuples venant à leur rencontre. Ils l’avaient très bien compris, dans leur manière d’être, c’était une évidence, ils faisaient très attention à cela, le souci de survivre ici et les maigres ressources de subsistance n’autorisaient pas que l’on se trompe ni use d’attitudes qui remettent en cause les règles établies de siècle en siècle ; donc la sexualité était parfaitement contrôlée, elle n’empêchait pas ni tendresse, ni sympathie, ni tous les sentiments humains. Ils maîtrisaient cela du mieux qu’ils le pouvaient ; ce n’était pas bien entendu, des êtres sans défauts, comme partout ailleurs ni plus ni moins…
Rapport ethnographique préliminaire établi à mon retour,
en date du […]
Note : Ne pas oublier de le signer et de remettre au bureau des études lointaines, celles d’où l’on ne revient que très rarement (sic).
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La voici donc terminée, l’histoire de cet ethnologue déchu par on ne sait quoi, devenu ce vieux mendiant ; un mal diffus l’a atteint et jamais il n’en dit rien, son unique pudeur, et nul n’en connut la raison ; peut-être était-ce la peur que l’on fouille un peu trop dans son passé…