(texte final - édition du 13 oct. 2017 à 23h49)

—> 1. « İl », prolegomena, studium : 22. [af İ] un errant écharpé

La possibilité d’un rêve…
où il se voit grand voyageur,
accomplir une découverte majeure.

Un errant, écharpé par le destin qui poussait là son arrogance désuète à vouloir se poser un instant et rompre fatigue et sang, sa bave inconvenante, le voyez-vous, gémissant sa plainte comme un chien maltraité léchant sa plaie béante ?

C’est dans cet amoncellement d’ordures qu’il s’est égaré et que vous l’y avez rencontré, au premier abord, vous trouviez en lui un de ces êtres que l’on dit malfamés, de ces errances malmenées, arrivées ici par le sort d’un aléa inconnu, au bord de l’agonie. Cramé par la traversée d’un désert, vous le sûtes plus tard, tant sa gueule suait des brûlures d’un soleil qui consume la moindre pelure et sa survie incertaine ; le hasard s’insinua donc pour qu’il s’arrêtât auprès de vous pour une aide, peut-être inconvenante, mais non…

— Dis-moi, l’homme, quel mal as-tu ?
— La pièce, mon seigneur ! (il ignore la question)
— Pourquoi m’appeler « mon seigneur » ? Je ne suis pas un seigneur !
— La pièce seigneur alors ! c’est que tu me parles d’un ton très… souverain ?
— Je ne suis pas ton seigneur !
— Juste une pièce, même si vous n’êtes pas seigneur.
— Je ne peux rien te donner, je suis démuni comme toi, mais quel mal as-tu ?
— Juste de quoi me nourrir, toi qui n’es pas mon seigneur
(il ignore toujours la question).
— Tu as faim ?
— Je me trouve tout décharné, et j’erre dans cette cité, c’est vrai que j’ai faim…
— Je peux revenir demain, j’obtiendrai de quoi te donner.
— Demain peut-être je ne serai plus.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je ne sais pas, peut-être le destin.
— Tu as vraiment faim ?
— Vous en doutez ?
— Je n’ai pas dit ça…
— Vous voyez bien comment je vous apparais maigre et tout usé, tu veux que j’ouvre mon ventre pour te le prouver ?
— Mais là, je ne possède rien sur moi, je demandais… demain…
(il le coupe)
— Demain, il se pourrait bien que je ne sois plus.
— Tu me presses là, viens, suis-moi (on le sent agacé).
— Je te suis… toi qui n’es pas mon seigneur.
— Cesse donc de dire ça.
— Bien… je ne dirai plus rien.
— Suis-moi.
(il le suit, sans mot dire)
— Que t’est-il donc arrivé ?
(Pas un mot !)
— Ne dis rien si tu veux.
— Oh ! je peux dire…
— Alors, raconte !
— Ah !… Je reviens d’un long voyage… qui m’a usé… toutes les dents et le reste du corps ne tient plus guère d’un seul tenant… Ah ah ah !…
(Cessant de rire, il pose une main sur le ventre, puis reprend)
— Il m’a apporté, ce voyage épuisant, des milliers de misères, ce serait bien trop long à te raconter tout… tu ne m’écouteras pas jusqu’au bout… trop de peine me vient… Eh ! dans ma déchéance, tu veux m’entendre brailler tout là où pourquoi j’ai eu mal… sans me dire « il suffit » avant la fin ?
— S’il le faut et que cela te soulage, parle !
— Bien, bien… je vais te dire.
(il s’arrête, s’assoit, et commence son récit)
— Je voulais voir le grand désert, et m’y perdre avec toute ma misère qui allait avec ; j’étais ruiné de ma vie passée devenue sans attrait, je devais fuir. Alors…

(En toussant et crachant un peu de sang, il fait signe à son auditeur de ne pas s’en émouvoir et continue son récit.)

— Une vague aubaine passait par là, une caravane de marchands, qui m’ont proposé de me joindre à eux, pour un voyage à travers le désert, celui qui s’étale longuement à l’est d’ici (il montre du doigt) ; alors, comme il m’en fallait un pour me damner, j’ai dit oui, je viens… Le trajet s’avéra interminable et laborieux… et puis, il y eut ce jour où un vent de sable m’a égaré, je n’ai pas retrouvé la trace de la caravane ; j’étais perdu et pendant des jours, je ne sais plus, je me suis avancé sans trouver où aller… à l’aveuglette, vers un destin que je croyais scellé… Mais non, pas encore, une sorte de chance m’a souri ; je suis tombé sur un fleuve à moitié desséché et remontant son cours, les pieds lavés par l’eau boueuse qui me faisait du bien, j’ai fini par rencontrer un peuple improbable dont je ne me souviens plus du nom… comment ils s’appelaient déjà ?…

(Il cherche dans sa mémoire un temps… puis reprend ; son assurance nous montre qu’il sait raconter)

— L’accueil m’apparut sommaire et bref, ce qui n’était pas sans me déplaire, vu les circonstances ; on me donna tout de suite de l’eau, de quoi me nourrir et du repos. Puis le soir venu, en buvant, je vis au fond de la pièce, à l’écart, une vieille femme très digne, qui fumait je ne sais quoi, une sorte de substance qui rougissait à chaque aspiration, et elle soufflait une curieuse fumée bleue… À aucun moment, je ne pus m’approcher d’elle ni lui parler… tellement… tellement je fus accaparé chaque soir, et une partie du jour aussi, par des questions… sur moi, ma vie, mon histoire, des questions… des questions… que c’était épuisant, à force… oh ! sans aucune de violente leurs demandes, au contraire ; j’étais devenu une attraction, femmes, enfants, hommes assistaient au spectacle ; les adultes en retrait laissaient les plus jeunes me questionner joyeusement sur tout et rien à la fois…

(un raclement de gorge interrompt son discours)

— C’était surtout les enfants qui riaient presque à chacune de mes réponses, et puis… cette femme à la fumée bleue qui m’intriguait, je voyais bien qu’elle écoutait et souriait doucement à chaque éclat du rire des bambins… Que c’était épuisant ! Mais cela finalement, au bout de quelques jours, me donna du courage et puis les femmes… (il tousse), les femmes les plus jeunes discutaient entre elles ; j’ai bien compris qu’elles parlaient de moi, cela m’a flatté, m’a apporté encore plus d’assurance, et puis elles m’apparaissaient désirables…

(Il songe un moment et reprend son récit avec un ton plus nerveux, chargé d’une émotion qu’il ne peut cacher.)

— Et puis arriva ce soir où une des femmes vint auprès de moi, elle me dit « qu’elle m’avait choisie »… Elle m’emmena dans la pièce où je dormais et me demanda si je voulais lui faire un enfant… J’étais quand même surpris, mais j’étais tout de même assez excité… Alors, on a fait l’amour… et c’est là que j’ai… enfin, que j’ai accompli… quelque chose, de… j’ai abusé… un peu d’elle, j’étais très excité et je n’avais pas eu… depuis si longtemps, que je me suis senti comme un roi avec son esclave… j’n’aurais pas dû…
(il se tait)
— Pas dû, quoi ?
— Non, je ne dirai pas… Je ne peux pas…
— Alors ensuite, que s’est-il passé ?
— On a voulu me châtier… Aucun homme ne s’en est mêlé, seulement les femmes, ça a été terrible…
— Que t’est-il arrivé ?
(On le sent comme humilié de ce qu’il s’apprête à dire)
— Oh ! c’est très simple, je n’en pouvais plus et une bagarre a éclatée, mais j’étais seul, elles étaient trop nombreuses pour que je puisse avoir le dessus, elles m’ont toutes puni en reproduisant sur moi ce que j’ai osé commettre avec l’une d’elles…
— Elles ont abusé de vous ?
(Il gémit en acquiesçant de la tête et quelques larmes s’écoulent sur son visage baissé, c’était presque risible. Il reprend après une longue pause.)
— Enfin, très tôt, au lever du jour, les femmes m’ont chassé avec juste de quoi survivre, dans le désert… J’en suis resté abondamment piteux, je voulais mourir… mais j’ai subsisté de justesse et me voilà devant vous exténué et encore plus déprimé qu’avant mon premier départ… Dis, j’ai vraiment faim !
— Accroche-toi à moi, je sais où aller.

Il l’amena dans un de ces refuges où l’on donne, aux vagabonds, aux errants — à tous ces mal vus de la société — la possibilité de se restaurer et de dormir suffisamment, une occasion de soulager quelque temps sa misère. Un idéal utopique pour cet être décharné, rescapé échappé d’un désert immense, on voit bien qu’il n’en revient toujours pas d’avoir pu en sortir vivant.

İpanadrega retourna ensuite à sa coucherie, heureux pour une fois, de son action, il n’avait pas trop honte de lui ; sans le savoir, cela n’arrivait pas à sa conscience, trop de fatigue sans doute : c’était la première fois qu’il aida quelqu’un ! Chut… ne lui dites pas, il risquerait d’en tirer une gloire inappropriée…
Quelques jours plus tard, il chercha à le revoir, mais il avait disparu et ne décida rien de plus pour le retrouver. Cette contrariété le prit tout de même au dépourvu, c’est qu’il aurait voulu en apprendre plus, de ce peuple, que son raconteur ne put nommer.

D’ailleurs, il puisait déjà à partir de cette histoire, des stratagèmes très inspirants venus du plus enfoui de sa mémoire ; il songea alors à l’exploration obstinée des grands drames de ce monde, sa maladive passion, et comme son propre désarroi lui servait de leçon, il estima posséder une expertise suffisante sur cette question ; mais que sait-on quand on a à peine vécu ? Il se dit tout de même, peut-être, que cette idée de reprendre de l’école ces apprentissages et des études, leurs approfondissements, malgré tout, amoindrirait les lacunes de son expérience, elles qui le mettent en garde et alimentent son doute ; ajouté enfin, aux enseignements que la vie lui apportera nécessairement, ne serait-ce que pour mûrir ; alors il songe, s’imagine encore une fois, absorber d’un coup, toute la mémoire acquise des hommes, leurs rêves et leurs connaissances, gagnant ainsi du temps, pour écourter ces longs instants sur les bancs des amphithéâtres, écouter d’interminables cours magistraux comme un bellâtre…

*

Il eut bien fallu soixante ans
de mon âge de plus pour en venir à bout
oh ! me mettre à l’ouvrage, que dire de plus ?