(divers textes manuscrits - écrits entre 1989 et 1995, transcrits le 28 mars 2016 à 13h25)

—> 1. « İl », prolegomena, studium : 27. [L] dévoilement de sa littérature, son roman sans cesse médité
—> divers textes sous le titre original « roman »

J’occupais mon corps avec de la nourriture, pour qu’il ne pense point ni n’agisse avec trop d’entrain, sur des besognes autres que celles du travail si prenant. J’attendais le moment qui, je le savais, viendrait comme un boulet de canon. Patience me disait l’esprit et les fatigues du ventre, les amers rots ou les précipitations de l’estomac engorgé, n’avait de cesse à encombrer ce crâne, cette cervelle ; puis le geste lascif des mets que l’on entasse dans sa besace jusqu’à plus soif, jusqu’au renvoi toujours évité un moment, le temps d’un pet libérateur, ou d’une crampe de la vessie.

« Oh martyr des ombres, ce soir j’ai trop mangé,
j’ai le ventre tout boursouflé, j’ai la panse tout encombrée ;
faites vomir tous ces apartés, qu’on m’apporte de quoi digérer !
Faites la fête à mon estomac, qu’il intestine la rampe,
vers ces mûrs fracas merdeux, sur le trône honteux. »

Que dire de ces repas si facilement acquis pour quelques sous, où un gros pourcentage de mes salaires s’entassait en plats de subsistances à la nourriture surabondante ? Il me devait d’essayer l’émergence des graisses, la lourdeur des soirs, le sommeil obligé, dans des sueurs digestives et des malaises aigres de la bile trop activée alors, il devenait nécessaire de vivre une pareille existence si pesante et puante aussi. La pièce de mes engorgements sentait si fort souvent, qu’une femme même bébête n’y pourrait tenir. Ainsi, dès lors, ma « douce » compagnie évitée au charme de leurs appâts, les belles m’étaient interdites par simple et pure précaution. Un impératif, épuiser ce corps, l’engraisser, l’ankyloser, le rendre malade, si je pouvais. Mais la matrice digestive, toujours vive, avait une maîtrise infaillible sur ma carcasse, elle contrôlait inlassablement le processus de mes fientes, autant je l’engorgeais, autant qu’elle le sauvegardait, si bien que je ne fus jamais souffrant. Et puis le but n’étant pas là, il consistait simplement à détourner l’esprit, pour lui permettre « d’attendre » en l’épuisant ; « ne pas penser » devenait l’attitude maîtresse.

La nourriture et les charmes des mouvements du poignet sur mon sexe désœuvré, à de vulgaires pisses ou des jets de sperme vite refroidis dans l’air pollué de ma chambre, encombrée autant à l’excès de papier et de livres tous à moitié lue, tous si peu vu. Oh n’y voyez aucun méfait, pas de drame, ni de malheur, mais seulement l’espérance d’un je-ne-sais-quoi de soudain, voire de surhumain. Mais je m’imaginais que rien n’arrive dans ses attentes naïves ; elles passent et vieillissent le corps pour ne lui laisser qu’une vie pauvre et vide, après la mort banale.

La conscience se posait des questions de cet ordre et les bouffes quotidiennes n’arrivaient pas à l’en empêcher. Voilà le drame du moment, si cela en était un. Je suis né fort de l’âme et du corps, seulement l’esprit un peu tourmenté par un doute aussi pénible qu’étrange à l’animal humain que j’étais. Fallait-il la vivre ainsi, cette vie à peine voulue, comme condamné dans la grande cité, bien que je puisse partir à tout moment sans plus attendre ; mais voilà, une sorte de voix intérieure me disait reste ! reste ! patiente encore un peu, cela arrive.

Elle progresse lentement certes, mais sûrement. Et puis, tu ne fais pas qu’attendre, tu vis une aventure, « la vie », une expérience de nourriture, de solitude et de travail bien gagné. Tu sais te vendre. Tu es au fait du coût ta personne et ses compétences toujours voulues chèrement payées. La vie t’imprègne et te prend une partie de ta sève ; ne le regrette pas, elle t’apprendra assidûment chaque jour un peu plus de choses et ce temps n’est pas perdu.

L’attente, la besogne, les soirs, les repos endormis, voilà les mots de cette époque. Résumant si vite, une vie hâtive dans la cité enfiévrée et excitée de bruit, d’odeurs si enivrantes par tout ce qu’elle te donne de ses attraits.
Je calmais ainsi la révolte qui rôdait dans mes pensées, celle quand on a vingt ans. Le temps vous change ! Et c’est vrai, il insiste et vous brise à la réflexion, le corps, les projets, ses propres créations, comme un édifice, combien ont résisté à son assaut incessant. C’est un ami fidèle.
Comme j’ai hâte de devenir vieux parfois, je pense à cela et l’idée n’est pas neuve ; je l’ai toujours souhaité, la vieillesse et puis enfin, la mort libératrice.

Je n’ai pas peur d’elle. Je la croise quand un proche nous quitte, ou lorsque les cimetières passent sous ma fenêtre. Je refuse le culte des morts ; ni aucun autre culte d’ailleurs, ni croyance, ni pitié, ma cervelle reste froide à tout cela. C’est de l’histoire des hommes maintes fois répétée et je ne veux pas encore redire le passé pour le bon plaisir de quelques-uns, amis, parents ou étrangers. Rien ne peut convaincre un esprit aussi épris du doute que moi. Je ferai peur à leurs dieux.

Sur un ton austère, je décris tout ceci, car la cérémonie de mes écritures devient presque funèbre. C’est un amusement propre à ma nature, concevoir une sorte de sérieuse pensée, élaborée pour donner ce style qui va bien, au grand comédien de la vie que je suis. La farce est ainsi dévoilée, peut-être pauvre et n’égalant pas le génie littéraire, la certaine manière qui convient, du genre publiable. Vous savez, des mots, des mots sans importance, guidés par un simple réflexe, à écrire des lignes, des lignes mêmes pour ne rien dire. La plaisanterie est connue maintenant, on pourrait cesser de noircir la page, mais… la plume, elle ! ne veut pas, la main trace ! C’est bien ? Je ferme l’éventuelle parenthèse et continue la pensée ; adviennent toutes sortes de sottises d’hommes. Je tiens à dire « qui se croit » un grand écrivain, cela va de soi. Dans ses manuscrits, on pourrait y lire la vie, donnant, un style certain est très travaillé, précisant le moindre mot un peu trop flou. Mais non, je laisse comme un délassement ma main faire de l’écriture…

On marque une pause et je retrouve une pensée du début du récit. Je parlais à reculons, une manière de passer à l’imparfait, histoire de manier encore le style d’une sorte de roman ingrat et puant. Mais l’idée du moment a cessé de courir dans ma tête et je cherche une ou deux sottises pour terminer la phrase.

*

Un jour, c’était décidé, « de ne plus souffrir », je parle des souffrances de l’âme et du corps ; il suffisait de penser à l’envers, suffisait de se laisser aller à ne plus se tordre de douleur ni désirer le martyr, aux dires : la plainte. Suffisait de se laisser aller, oui.

Je me souviens, racontant cette histoire un jour, que je parlais bien, m’en suis « fièrtement » vanté, c’est si simple, comme de vouloir : l’insouffrance.
Un jour, je me suis parlé à moi-même, en douce, j’avais cessé de jouer à cette comédie ; j’en repris une autre, pour essayer tous les tempéraments de la terre, tous les savoirs de vivre ; à cause de cela justement, j’ai offert à mes désirs, toute une vie, tout un destin, et c’est là assurément, après les souffrances expérimentées, m’en vient à tenter le doute de l’esprit, qui ne se fixe ni sur un préjugé, ni sur une vérité d’époque, ni sur l’orgueil ; j’ai déjà essayé, cela dur un temps, comme le passage d’une existence, mais j’avais promis de les vivre toutes, comme l’étincelle d’une poudre s’envole en fumée, pour se disperser, de trop cela est arrivé.

Comme c’était facile, de vivre une manière de l’homme et de ses subsistances.
Apprendre la colère, la honte, le plaisir, j’hésite pourtant pour la haine, le meurtre, la vengeance. J’ai envié longtemps les moments de la vie sainte, d’un être bon. Une histoire raconte-t-elle, et peut-être d’autres, pareilles existences ? Celles qui persistent et furent vécues jadis, il manque la nécessité d’expérimenter tout cela tout un temps…

*

errance
J’ai tout vu des hommes et j’en ai même vécu de la folie, de la résonance, moi, dans mes jeux, la fripouille vulgaire et l’hypocrite j’ai joué. Pourquoi donc tout cela, est-ce la question d’un bonhomme ? J’ai fui l’étude et les conforts un peu trop moelleux. J’ai fui la bonne parole de l’honnête chrétien et des aveugles voyants, fui la justice, les lois, les paperasses et la vie des grandes villes. J’ai tout quitté pour ainsi me reposer et ne plus m’endormir sous le froid amer et dur des sortes de monde absurde que fondent les hommes de ce siècle. Et pourtant, il y a de l’attente au-dedans, une espérance de vivre, etc., etc. j’en dirais tant et tant. La fatigue me gagne, je suis pris au piège de la vie non souhaitée et que nécessairement j’assume, oubliant un peu. Je vais partir au travail, dans quelques instants. Je ne crois pas que cette vie-là durera encore longtemps. L’instant proche d’une fin de scène, un livre s’achève, une autre histoire s’apprête, un nouvel ouvrage s’amène, j’aurai trente et un printemps bientôt, d’après les registres.

*

Faut-il prendre son mal en patience, l’existence nous conduit à de drôles de vies… Et sans cesse ces interminables questions… ne réfléchissez pas de trop, ne vous torturez point ainsi l’esprit, laissez-vous vivre, voilà tout. Mais ce n’est pas si simple. Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte ; suivons le grand scaphandrier et descendons, il a à nous montrer bien des profondeurs dans cet immense vide, notre vague histoire.

Ne jurons pas de par le mal et le bien, découpons notre façon de vivre et d’être, ne développons pas de théories ni de philosophies inutiles. Vivons dans le vif du sujet, la terre réaliste autant qu’il soit. Vivons au vif du sujet parmi nos actes, qui seuls comptes et note la trace de notre histoire.
La parole est bien bonne, sans le mouvement de la main et des bras, elle ne vaut rien. Elle cause et l’esprit écoute. Elle cause et la vie s’écoule. Elle pause et l’esprit s’en va dormir un temps. La pause des grands parleurs et avant eux le vide, semble-t-il ? Pendant leur existence, l’éblouissement après, la mort venue, là à l’éminente leçon, beaucoup y méditent des façons. Puis, en viennent d’autres, avec des idées à la peau neuve.
Pendant ce temps, dans le pays, les hommes « peuples » ajoutent au monde, de grandes cités qui sans cesse s’agrandissent d’une quantité perpétuellement insatisfaite ; le béton coule et forme l’éphémère, la platitude du moment.

Est-il nécessaire de voyager pour aller dix siècles plus avant, voir la mine des ouvrages ? Quelle gueule aurait-elle ma tombe ? Je crois que le temps et son univers avancent semblablement, sauf que chaque atome sera comme un peu moins vieux jeu et que l’être que nous sommes, sera épanoui différemment et plus éclairé en somme ; l’énergie, son intensité devenue éblouissante de clarté, ira, dans un monde de lumière, flirter avec l’éternité. Le mythe a à peine commencé et déjà qu’il s’arrête à ta porte aujourd’hui, une force morose me dit à nouveau « stoppe tes ardeurs », inutile de le réveiller à cette heure.

*

Et après cela, je dis et cætera, et cætera, le reste est dans ma tête, il faudrait peut-être que je m’arrête ?

*

« Courant, jeunesse vive en moi, auprès des filles, j’inventai une histoire pour les voir rires — que c’est beau le sourire d’une femme ! — Mais d’indicibles petits troupeaux ont écarquillé mes yeux, à la vague pleine, tout débarbouillé, lavé des sueurs du jour engrange en moi la rumeur d’un amour pas bien fameux, tant pis, c’est pour rendre heureux. J’ajoute un mot ou deux et puis m’en vais. Maudit vendredi gras ! je haïs ces jours de fête. »