(textes (??) – 26 nov. 2015 à 1h57 au 29 mars 2016 à 23h35)

—> 1. « İl », intermède… : 41. [İ s] un ethnologue s’égare…
—> extraits, ajouts de fragments, de récits parlant de ce peuple

un ethnologue s’égare…

On avait mis sur la devanture des maisons, des oripeaux en signe de souvenirs, pour se remémorer ce que les visiteurs ont laissé sur les tables, sur les murs, dans les meubles, jusqu’aux étagères, les tracas et les poussières du grand désert, comme des reliques en forme d’hommage et pour le décor.

Ce sont d’étranges gens ; un peuple sans mémoire, qui en accaparant les souvenirs des autres, en construit une nouvelle faite de bribes étrangères. Un curieux ménage que font là tous ces témoignages indûment perpétués, « vous nous donnez votre passé », disaient-ils aux voyageurs, avant les « aux revoirs » et la cérémonie des partances, qui au fil des ans, à force des habitudes, devint un rituel.

Et quand les soirs, restant seul dans le noir, près des lueurs infimes des lanternes ténues, il se remémorait le discours et les histoires de leurs hôtes passagers. C’était un nouveau rituel tout aussi prenant : ils avaient soif des autres, car parler d’eux-mêmes ne suscitait aucun intérêt, ni aucun dire respectable, à leurs yeux.
En fait, ils parlaient très peu d’eux-mêmes aux étrangers, on n’avait rien à leur dire, c’était plus l’étranger qui était contraint à la parole.

En fait, ce peuple nous donnait « l’idée » qu’il n’avait pas d’histoire et rien n’était gardé d’eux ici ou alors cela ne se voyait pas, ou encore était caché à nos yeux, un secret qu’ils ne veulent surtout pas dévoiler, ayant peur des conséquences d’un tel aveu… Il fallait bien que l’on comprenne cette chose si surprenante pour le voyageur venu de pays aux multiples civilisations, qui s’échouèrent de siècle en siècle sur des terres respirables, toutes, sauf misérable, que c’était l’inverse d’ici…
Quand on leur parlait d’une Europe ou d’un Orient, d’une Afrique, leurs yeux s’éblouissaient, écarquiller comme des phares, surprenant la parole de l’étranger qui parfois en était tout intimidé, du grand intérêt qu’on lui porta. Les enfants se taisaient et venaient s’attrouper au plus près de l’orateur, flatté finalement de tant d’attention et pour son dire, qu’il trouvait si banal pourtant, s’il était chez lui, parlant pareillement à des amis, ce serait l’ennui ; mais ici, non !
Et chose d’autant plus étrange pour le témoin, quand ils discouraient entre eux des voyageurs, ce n’était jamais sans une critique ni une moquerie, encore moins un jugement. Il s’amusait à comparer chacun, à noter les nuances, les attitudes, le rire ou le soupir et parfois des pleurs, ajoutait un oubli, une remarque sur la différence des habits…

Il faisait des classements interminables et changeants. Au fil des ans et des siècles, chaque habitation contenait au moins un grimoire ou l’équivalent, rempli de toutes les mémoires collectées, ajoutés de détails minutieux qu’on aurait oubliés, s’ils n’avaient été points annotés. On a même construit un édifice pour stocker les manuscrits innombrables aux fils des ans, devenus encombrants, devenus de précieux trésors à leurs yeux. Une sorte de bibliothèque qui n’a pas de nom ici, car il faut bien le redire, nommer les choses, là où ils vivent, leur était insupportable ; il n’y avait d’appellation que pour les en-dehors d’eux, et si possible très lointains.
Ils se souvenaient aussi très bien de cet étranger qui leur donna les premiers rudiments d’une écriture et puis ceux avant, d’une langue, devenue la leur – un mélange incongru de tous les dialectes des voyageurs – une langue riche de tous les mondes ; malgré leur extravagante pauvreté et la beauté étrange de leurs enfants, nous en reparlerons plus en avant.

Cette soif de l’écoute de l’autre était si forte et les poussait à tant de curiosité, qu’il vidait parfois et même souvent l’étranger de son savoir ; c’était un épuisement tel que le voyageur voulant rester ne serait-ce qu’un jour, s’il le pouvait, restait une semaine, voire plus, le temps d’être vidé, de ce qu’il savait, ou de son génie, s’il en possédait, puis de reposer entre chaque dit.

Imaginez donc, quand les crues étaient passées, il se trouvait peu de choses à faire sinon se nourrir, c’était bien vite fait ; leur dilemme en dehors des visites, des étrangers à questionner, ou des crues, finissait toujours avec la même interrogation, « à quoi donc s’occuper ? », l’ennui semblait impensable et mortel à leurs yeux.

Alors, sûrement pour éviter cela, ils ont créé cette nécessité – ces classements interminables les jours sans rien, quand les frimas d’hiver sont là, quand la nature leur dit « ne sort pas » – plutôt que d’être désœuvré, ils répertorient tout ce qu’il est imaginable de retenir, sur les visiteurs derniers ou passés. C’était comme une manie, une obsession pour combler cet ennui et puis pour ne pas oublier, cela est devenu ainsi, une nécessité.

Je sais tout cela, car j’ai lu leurs écrits, en grande partie ; on me les a traduits, quand je ne comprenais pas les plus vieux fragments. Ils m’y ont autorisé et cela ne les dérangeait pas. C’est à la fin de toutes ces lectures qu’il m’est venu en tête, une interrogation qui n’a pas cessé de m’interpeller depuis.

Comment, se peuple très ancien assurément, arrivé ici il y a très longtemps, c’est dit ! à l’apparence d’une mémoire si défaillante pour eux-mêmes, aux souvenirs enfouis peut-être tout aussi volontairement et qui se réapproprient sans cesse l’histoire des autres ; ceux-là venus d’ailleurs, arrivés presque tout le temps par hasard, et qui les croisent ; comment tous ces questionnements faits à leur encontre et au mien, car je fus tout autant questionné, m’apparais comme un « pansement sur une blessure » ; il me semble là, y voir une étrangeté obscure et qui m’interpelle dis-je, qui appelle une demande interdite que je n’ai pu leur exprimer, car elle était d’avance proscrite. Cela cache, enfin, un bien grand mystère que je n’ai jamais osé abordé devant eux et qui résonne encore dans ma tête, aujourd’hui, à l’instant de mon écrit.

(ajouter les demandes des femmes et le pourquoi de ces enfants si beaux)